***Krishnamurti : L’homme et le moi***
Les lecteurs avertis savent que ce texte de 1930 et celui d’un jeune Krishnamurti qui tout en gardant, par la suite, le noyau de son enseignement en a changé progressivement la présentation, bannissant, autant que possible, tout concept métaphysique comme « éternité » utilisait fréquemment dans le texte et toute confusion accordée au rôle du désir et de la volonté dans la connaissance de soi…
Emprunté à http://www.psyche.com/psyche/links/suares.html
Voici un texte intitulé « L’Homme et le moi », sur des notes prises au cours des conférences et causeries faites par J. Krishnamurti en France, en 1930 par Carlo Suarès.
L’HOMME ET LE MOI
On a tendance à penser en Occident que ce que je dis se rapporte uniquement à la tradition hindoue et ne s’applique pas aux races de traditions occidentales. Aux Indes, au contraire, on a tendance à penser que j’expose une philosophie occidentale. Si l’on me juge de façons si différentes, cela prouve que la Vérité n’est ni occidentale ni orientale.
Aux Indes on s’imagine couramment que celui qui parvient à la Connaissance doit porter la robe orange du sannyasin, devenir un mendiant errant et mépriser le corps physique. En Europe d’autres préjugés prennent la place de celui-là. Mais ces préjugés sont des limitations, et on ne peut pas limiter la Vérité. La nature humaine est partout la même, dans tous les climats, et la Vérité est partout la même, elle ne peut pas être contenue dans des frontières, ni appartenir à des races, à des dogmes, à des églises. Chacun peut la découvrir en se servant avec intelligence de son sens critique. Ce que j’appelle intelligence est l’équilibre entre la pensée et l’émotion; le sens critique est le discernement qui nous permet de choisir ce qui est essentiel et de rejeter ce qui ne l’est pas.
Je me rends bien compte de l’indifférence, de la majorité des hommes à l’égard de la Vérité: ils ignorent jusqu’à son existence. Ils sont comme des prisonniers qui seraient nés dans leur prison et qui ne savent pas qu’elle a une sortie, mais qui souffrent à cause de leur emprisonnement.
La Vérité, qui est la Vie, ne supporte aucune limitation. Pour la découvrir, nous devons nous libérer; et pour nous libérer, nous devons être poussés, par le désir de comprendre, à trouver la cause de nos limitations. La certitude à laquelle nous parvenons alors est le résultat de nos propres luttes, de notre compréhension, de notre doute. Cette certitude, personne ne peut nous la donner.
Le doute et le désir de trouver la Vérité absolue sont les deux stimulants qu’il convient d’éveiller chez les hommes. Ce qui les stimule habituellement, c’est la peur et l’espoir qui naissent de leurs limitations et qui les portent à chercher des consolations. Ce besoin d’être réconfortés ne peut pas les amener à découvrir la Vérité. Ceux qui sont consolés et réconfortés n’ont pas pour cela découvert la cause de leur souffrance, ils ne sont pas sortis de prison. Ils ont trouvé un délassement passager en changeant de position. Chercher à se faire consoler équivaut à une stagnation, une trahison de la Vérité. La Vérité ne réconforte pas, on ne peut la capter comme un courant électrique, la réduire dans un transformateur, et l’utiliser pour notre confort. Sa grande lumière ne peut pas être tamisée.
Voici à ce propos une histoire hindoue. Une fois, au printemps, tous les papillons de la vallée se réunirent à l’ombre fraîche d’un arbre. Ils discutaient au sujet de la lumière; les uns affirmaient ce que d’autres niaient, jusqu’à ce qu’un papillon se déclarât prêt à aller découvrir ce que la lumière était réellement. Tous attendirent patiemment son retour. Lorsque le papillon revint, il leur apprit que la lumière était beaucoup trop forte pour qu’on pût s’en approcher. Mais les autres ne furent pas satisfaits de cette réponse, et ils voulurent en savoir plus long. Un autre papillon se mit en route et leur communiqua à son retour qu’il n’avait pu s’approcher de la lumière tant elle était puissante et aveuglante. Cette déclaration non plus ne fut pas trouvée suffisante et un troisième papillon s’envola vers le même but. Blessé, il leur dit à son retour que la lumière était si chaude qu’elle l’avait brûlé. Et à sa suite un quatrième partit, mais pour ne pas revenir. La Vérité, qui est Lumière, l’avait consumé.
Ainsi, dans leur souffrance, les hommes préfèrent attendre qu’on leur apporte la Vérité plutôt que d’aller la chercher.
Or, même parmi ceux qui partent, la plupart vont chercher non pas la Vérité mais des consolations. Les consolations ne contiennent pas la Vie dans son accomplissement, car au lieu de faire comprendre aux hommes les causes de leur souffrance, elles rabaissent la Vérité, elles la réduisent en créant des croyances religieuses et des dogmes. La Vie, qui est la Vérité, ne peut s’accomplir qu’à travers des expériences qui ne la réduisent pas.
Les hommes, parce qu’ils ne trouvent le bonheur nulle part, errent d’une cage à l’autre et continuent de souffrir. Ils doivent pourtant se délivrer de toutes leurs cages.
Des âmes bonnes et généreuses, mues par le désir de soulager la misère humaine, s’appliquent à rendre plus attrayantes les innombrables prisons déjà existantes. Elles croient qu’en améliorant les conditions de l’existence elles rendront les hommes meilleurs et plus heureux. Elles oublient qu’une prison modèle est toujours une prison.
Il est évident que les conditions de l’existence devraient être meilleures pour tous, mais il ne faut pas les faire dépendre de la charité. Elles doivent être créées à la fois par la technique et par la compréhension de la Vie. Une excellente technique qui se développe au détriment du sens de la Vie est inefficace; il faut au contraire, qu’elle soit guidée par le sens de la Vie développé à son maximum. Je ne veux pas décorer les anciennes cages. Je ne veux même pas les démolir. Car même si l’on venait à démolir toutes les prisons des hommes, ils en rebâtiraient d’autres et en décoreraient les murs. Chacun doit apprendre à se délivrer par lui-même. Mon but est de faire naître dans les hommes le désir qui briserait toutes les cages, et d’éveiller la volonté en eux de découvrir la Vérité, le vrai bonheur.
Dans leur recherche d’une prison à l’autre, les hommes basent leur vie sur un espoir toujours trompé. L’espoir est une trahison de la Vérité, car, en fixant l’homme dans une attente de l’avenir, il l’affaiblit et l’éloigne du présent.
Un paradis promis dans le futur ne contient pas même l’ombre de la Vérité, la Vérité en est totalement absente. Dans la mesure où l’on fonde sa recherche sur l’espoir de trouver des consolations, des baumes pour guérir les plaies, on s’éloigne de plus en plus du royaume où se trouve le bonheur, où se trouve la Vérité éternelle. Celle-ci n’a besoin d’aucune prière, ni d’aucune adoration, ni d’aucune religion, ni de rites. Elle est absolue. Et à travers la lucidité totale que chacun, s’il s’y efforce, peut avoir de ses propres actions quotidiennes, de ses pensées et ses émotions, chacun peut la découvrir. Chaque personne, en concentrant toute sa conscience sur ses propres actions quotidiennes, peut discerner parmi elles celles qui expriment la vie, et celles par contre qui conduisent à l’inaction ou qui même sont déjà inactives.
Les actions inactives sont celles par lesquelles on cherche à se distraire dans des successions de passe-temps futiles. Ces actions s’attachent uniquement à ce qui n’est pas essentiel, et créent ainsi une souffrance négative dont on ne sait pas sortir. Dans cet état négatif, tout ce que l’on fait enchaîne. L’amour n’y respecte même pas son propre objet, qu’il fait servir au plaisir.
Les actions qui conduisent à l’inaction sont celles où se trouvent mélangés l’essentiel et le non-essentiel. Elles sont déterminées par la passion, par le violent désir qu’a le « je » de durer, de s’amplifier, d’acquérir des qualités. Bien que ces actions conduisent à un état inactif, elles sont quand même créatrices parce qu’elles provoquent une vraie souffrance, positive, par laquelle l’homme peut trouver une sortie: s’il risque de s’enchaîner, il peut aussi se délivrer en devenant de plus en plus conscient de son but. Ici l’amour distingue le sujet de l’objet et les prend tous deux en considération.
Enfin, les actions qui expriment la vie sont celles qui ne naissent pas du sens du moi, celles qui ne proviennent pas du désir qu’a le « je » de durer et de s’amplifier, celles où la conscience mène de l’individu a disparu, celles qui expriment uniquement l’essentiel. Il ne faut pas envisager l’action essentielle du point de vue des qualités, ainsi qu’on peut le faire pour les autres actions. Il ne faut pas du tout essayer de lui attribuer des qualités, elle n’en a pas, elle est une harmonie parfaite. Cette action n’est donc ni une action ni une inaction, car le conflit de l’action et de l’inaction provenait des qualités.
L’action essentielle est essentiellement simple. Si elle peut paraître négative lorsqu’on veut la considérer par rapport à des sujets et à des objets, elle est au contraire essentiellement positive; en elle il n’y a ni objet ni sujet mais l’amour, qui est l’essence de toute chose. Elle est l’action pure, où la conscience est libérée.
Mais plutôt que de dégager ainsi jusqu’au bout le fruit de chaque geste, les hommes, dans leur désir d’être heureux, essaient de tout. Tour à tour, ils abandonnent ce qui les déçoit et, limités par la médiocrité de leurs ambitions, passent d’une satisfaction à l’autre.
D’abord, ils croient découvrir le bonheur dans la possession des biens matériels et des plaisirs grossiers. S’ils n’y trouvent pas la félicité qu’ils cherchent, ils tournent leurs désirs affinés vers les biens soi-disant spirituels. Ils espèrent les trouver dans un monde qu’ils croient être réel, mais qui n’est qu’artificiel, créé par l’espoir et leur propre fantaisie. Dans ce monde dépourvu de réalité, se trouvent les croyances de toutes sortes, l’occultisme et le mysticisme.
Harcelé par la souffrance, l’homme qui cherche la vérité tombe dans un dernier piège. Il a appris que tout soutien extérieur, tout ce qui s’appuie sur une autorité ne peut pas l’amener vers son but. Il se détache alors résolument de tous les objets, et se replie sur son être intérieur où il espère découvrir la vérité. Là, l’ultime déception le guette, car dans cette prison subtile il rencontrera le « je », le sens du moi qui s’oppose aux autres personnes, l’individualité entachée de qualités qui la rendent distincte.
Le « je » dépend du temps et de l’espace; donc, il développe des qualités qui appartiennent au temps et à l’espace. La bataille devient inévitable entre l’individu et la Vérité.
Ce que j’entends par individu, ce n’est pas une unité humaine considérée par rapport à l’espèce. On parle beaucoup de l’individu dans ses rapports avec la collectivité, en opposant simplement au nombre un des éléments qui constituent ce nombre. Un homme considéré comme une unité, comme on le fait pour un objet, pour un oiseau ou pour un arbre, n’est pas un individu dans le sens que je prête à ce mot. Pour moi n’est individu que l’homme qui a découvert son unicité, l’homme qui est devenu totalement soi-conscient.
Pour éviter de nouveaux malentendus, je ferai remarquer que l’unicité, telle que je l’entends, n’est pas une qualité d’originalité, mais indique le processus particulier suivant lequel chaque homme atteint la vérité, la manière propre qu’il a de parvenir à son accomplissement.
Nous avons laissé l’homme qui cherche la vérité à sa dernière étape. S’étant détaché de tout, s’étant détourné de tout appui, de toute autorité, il a néanmoins gardé l’espoir de découvrir la vérité en lui-même. Mais le « je », le « Moi », l' »Ego », dans son exclusion, ne contient pas la vérité, et déçoit son dernier espoir. Il se peut alors que, complètement découragé, l’homme se détache de tout, n’ait plus foi en rien, et s’abandonne à l’indifférence. Il entre dans le monde de la mort, dans le monde du néant.
A un moment donné, il avait connu l’extase de la richesse, du pouvoir, du succès. Ensuite, il s’était grisé de l’extase intérieure pour arriver enfin à cette extase du néant. Maintenant qu’il est dépouillé de tout, qu’il s’est débarrassé de toutes les entraves, qu’il a abandonné les cages, qu’il ne s’appuie plus sur aucune autorité, qu’il ne recherche ni consolation ni espoir, il lui reste à faire un dernier effort pour aller au-devant de la vérité qui consumera son être. Il est enfin prêt à découvrir la réalité qui contient la négation et l’affirmation, cet absolu qui ne connaît pas les degrés de la perfection, qui est l’être pur, la Vie et la Vérité. Le moment critique est arrivé qui déterminera, ou bien le triomphe de la Vérité ou bien la rechute de l’homme dans l’égo, c’est-à-dire la nécessité de recommencer l’expérience dont il n’a pas appris la leçon.
Pendant qu’il parcourait sa longue route, l’homme était semblable à un bateau sans gouvernail qui est entraîné par le courant d’un fleuve. Poussé par les flots, il prenait son mouvement involontaire pour un mouvement de sa volonté et les reculs provoqués par ses réactions pour un détachement philosophique. Mais le vrai détachement consiste à discerner ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas, et à choisir l’essentiel. Ce choix s’oppose à l’idée que fait d’habitude du détachement : on pense qu’il consiste à éliminer ce qui est illusoire. Cette élimination est un acte négatif. Si au lieu d’éliminer ce qui n’est pas essentiel on s’efforce de saisir ce qui est essentiel, on se détache mais d’une façon positive.
En effet, la découverte de ce qui est illusoire peut mener à la conclusion que tout n’est qu’illusion, Maya. Cette conclusion n’est pas exacte. Les objets sont réels, comme sont réelles les émotions et les pensées. C’est leur assemblage qui constitue un monde irréel où pourtant il nous faut découvrir la Vérité.
Pour l’ignorant, la réalité est constituée par cet assemblage d’un monde extérieur avec son propre monde intérieur, et par les réactions qui en résultent. Quand il croit agir librement, ses actes sont déterminés par des causes qu’il ne connaît pas, quand il croit être positif, il ne fait que réagir à des contacts extérieurs. Le résultat de toutes ses réactions est ce qu’on appelle une civilisation. Pourtant, la fonction d’une vraie civilisation est d’aider l’homme à parvenir à l’action pure. Si, comme nous le constatons à notre époque, la civilisation n’aboutit pas à cela, elle n’est pas une vraie civilisation. Pour y trouver la Vérité nous devons mettre à jour les réactions qui la produisent, et dans cette irréalité découvrir le réel et nous en emparer. C’est ainsi que nous pourrons rejeter une fausse civilisation; tandis que le renoncement en ferait encore partie.
Constater que nous sommes passifs, que nous agissons automatiquement, c’est commencer à travailler consciemment sur nous-mêmes. Mais pour savoir si nous sommes immobiles ou en mouvement, nous devons établir un point de repère. Ce point de repère est l’action pure, c’est-à-dire le but même que l’homme doit atteindre. Affirmer ce but, le garder présent, c’est s’en servir comme moyen pour y parvenir. Sans lui, nous sommes dominés par une négation qui nous conduit à l’indifférence complète.
Pourtant, l’homme ne peut pas vivre dans l’indifférence. La vie en lui ne tolère pas cet état statique et le force à bondir en avant ou, au contraire, à retomber en arrière pour recommencer à souffrir. S’il retombe, il peut bien des fois être ramené au point mort de l’indifférence et retomber encore. Il doit briser ce point mort, dépasser définitivement cet état d’indifférence, et aller au-delà, vers un état d’équilibre dynamique, où il connaîtra l’action pure et la création pure. Tant que l’homme n’est pas parvenu à l’action pure, tout ce qu’il prend pour sa création n’est qu’une activité passive éclairée quelquefois d’un faible reflet créateur. Sa poésie, sa musique, sa peinture, son architecture, tous ses arts ne sont encore qu’une activité et non pas une création libre. Ce qui importe, c’est de posséder l’art de vivre qui est la seule véritable création, le seul art positif.
Lorsque l’homme dans la prison de la négation arrive devant le mur qui, édifié par son sens du moi, le sépare de la réalité, il doit encore accomplir l’acte qui le libérera définitivement. En deçà de ce mur, le sens du « Moi », le « je », s’amplifie sans cesse pour culminer dans le plein épanouissement de la soi-conscience. Cette soi-conscience n’est pas encore la libération de la conscience parce que, liée aux réactions, elle s’appuie sur le subconscient et sur l’inconscient, tandis que dans la libération de la conscience il n’y a plus ni subconscience, ni inconscience, ni conscience.
Le mur de la séparation empêche l’homme d’apercevoir la Vérité. L’homme doit le faire disparaître, et cette élimination constitue l’acte positif qui le libère. La vie se trouve de l’autre côté du mur, mais en réalité le mur n’existe pas: c’est l’illusion de la division, le sens du moi qui emprisonne, et c’est lui qu’il s’agit de faire disparaître. Là où le « je » n’existe plus, il n’y a plus de place pour la peur, et c’est alors que l’homme connaît le détachement.
La crainte qu’il avait de souffrir et d’éprouver des désillusions ne l’avait conduit qu’à l’indifférence. Mais l’indifférence est un faux détachement. Le détachement véritable est l’amour lui-même sans objet ni sujet.
L’homme libéré de ses limitations de la peur, du « je » avec toutes ses qualités, parvient enfin à la connaissance.
Au cours d’une première étape, l’homme cherche dans le monde du relatif la connaissance encyclopédique des objets et des rapports qui existent en eux. Puis il cherche à se connaître lui-même, et cette connaissance l’amène graduellement à être conscient de ses limitations, jusqu’au moment où, pleinement en possession de toute sa conscience, il parvient à la connaissance de l’Éternel. Celle-ci n’est pas une amplification de la connaissance de soi, car ayant dépassé toute conscience elle ne connaît plus ni séparation ni unité. Elle est l’illumination qui donne à chaque chose sa vraie valeur.
Dès sa première vision de la Vérité, l’homme commence à éliminer son « je » jusqu’au moment où il voit la possibilité de quitter sa dernière prison. Il se débarrasse alors complètement du « je » et se libère de la grande illusion de la séparation. Dès lors, il est libre, il est enfin homme.
Pour moi, le surhomme n’existe pas. On le conçoit généralement comme un être doué de qualités et de vertus exaltées. Mais l’homme libéré n’a pas de qualités, parce que celles-ci appartiennent au « je » dont l’homme s’est précisément dépouillé.
L’Ego développé à l’extrême s’appelle surhomme ou Dieu; mais puisque le « je » est une limitation, donc une imperfection, comment deviendrait-il (même démesurément agrandi) parfait ou illimité? Lorsque le « je » a disparu, l’homme atteint la perfection et devient pareil à un Christ, à un Bouddha, c’est-à-dire réellement un homme: « Homme » reprend alors son sens propre, l’homme est l’être qui n’a pas d’égo. En lui toutes les limitations (ses qualités) ont disparu. La perfection ne comporte pas de degrés, car l’égo, auquel seul s’appliquent les qualités, n’existe plus.
Pour réaliser la Vérité, il ne faut pas l’envisager du point de vue du relatif. Le relatif appartient encore à l’égo, quand l’égo disparaît le relatif fait place à l’absolu. Tout acte pur, c’est-à-dire tout acte dépouillé du « je », dévoile la Vérité, mais il ne peut procéder que d’un être conscient de la perfection.
L’homme, depuis sa naissance, s’est enrichi de toutes ses expériences. Il a d’abord expérimenté une perfection végétative, inconsciente, puis l’imperfection, qui, d’inconsciente est devenue plus tard consciente. Il arrive maintenant à une simplicité qui n’est aucunement primitive, mais qui apparaît au contraire comme une riche et parfaite synthèse, une œuvre d’art où pas une ligne ne peut être supprimée.
S’il n’a pas encore réalisé la perfection, il peut néanmoins l’avoir déjà présente à l’esprit comme un but à atteindre. L’acte qu’il accomplit en vue d’atteindre ce but, pour qu’il soit utile, doit être conscient et délibéré. Il faut que l’homme agisse par expérience personnelle. C’est son expérience qui lui démontre que l’égo a un but, et qui le pousse à agir en choisissant librement les actes qui le conduiront à ce but. Si ce Choix demande un effort, il peut tout de même, bien qu’imparfait, avoir du prix, parce qu’il est fait librement, tandis que l’effort qui provient du désir que l’on a de se conformer à l’idéal d’un autre n’a aucune valeur.
Lorsque l’effort cesse, l’acte devient spontané, la perfection de l’action pure est réalisée. La vertu qui s’accompagne d’effort n’est pas une vertu.
Tout homme libéré atteint la Vérité, comme un Christ ou un Bouddha. Christ et Bouddha sont des noms donnés à des hommes qui ont atteint la Vérité; ce ne sont pas les noms de la Vérité elle-même. Ainsi ceux qui s’attachent à ces noms ou aux hommes qui portés ces noms ne trouvent pas l’immortalité, mais ceux qui la trouvent sont ceux qui s’attachent à la Vérité.
Pour être immortel il ne faut pas vouloir préserver son individualité ni son unicité, il ne faut pas non plus vouloir agrandir son « Moi », ou vouloir l’immortaliser dans un Dieu. Au contraire. L’homme doit aspirer à perdre le sens du « Moi », le « je », qui lui cache la Vérité et l’empêche de parvenir à elle. La Vérité ne dépend pas du temps qui se décompose en passé, présent et futur. Elle est le moment, insaisissable et pourtant si réel, du « maintenant » en dehors de la durée. Elle se trouve là où il n’y a pas de « je ».
Une petite feuille tendre au creux de notre main contient l’éternité si nous savons la regarder en dehors du « je » et peut nous faire découvrir l’essence de tout ce qui contient la Vérité.
Pourquoi mettre son espoir dans l’avenir? Pourquoi scruter le passé? Le passé, le présent, le futur sont irréels, l’homme qui se fie au temps est pris par son mensonge. Il importe de vivre dans le « Maintenant » éternel, où l’homme, concentré, tendu dans un équilibre parfait, est la Vérité. La Vérité laisse les gens indifférents parce qu’ils ne savent pas que sans elle ils ne peuvent être heureux. Ils cherchent le bonheur hors de la Vérité, et c’est pourquoi le bonheur les fuit.
Il est essentiel que l’on ne prenne pas ce que je dis pour une spéculation de l’esprit. La Vérité dont je parle est le résultat de mon expérience. Je la vis pleinement et constamment, elle existe en chacun et en chaque chose, et sans sa réalisation le bonheur n’existe pas.
Cet achèvement, cet accomplissement n’est pas réservé à une petite élite d’initiés ou de surhommes. La Vérité n’est pas l’apanage d’un centre quelconque, elle n’est pas détenue par une association, une institution, une église, une académie. Elle peut être atteinte par chacun, ceux qui veulent la réaliser doivent eux-mêmes la rechercher.
————————- II ————————
La vraie simplicité n’est pas une pauvreté intérieure mais provient de la richesse de l’expérience. La pauvreté d’expérience n’est qu’une fausse simplicité, qui crée au contraire, toutes les complications de l’existence.
Il y a une apparente richesse d’expérience qui provient de leur grande multiplication, et il y une apparente richesse matérielle qui provient d’une grande multiplication des objets matériels. Ces richesses, qui pour les uns semblent positives et pour d’autres négatives, ne sont ni positives ni négatives: elles sont nulles si l’on ne sait pas en tirer toute la leçon qu’elles comportent et en dégager l’essence.
De même, il y a une apparente pauvreté d’expérience et une apparente pauvreté matérielle. Celles-ci, loin de multiplier, s’attachent à réduire, et à leur tour semblent négatives aux uns et positives aux autres. Mais elles ne sont négatives ou positives que selon la leçon que l’on sait en tirer.
La richesse et la pauvreté ne sont pas une question de quantité. Une seule expérience peut suffire pour comprendre la Vérité toute entière, si par elle on sait se libérer: la Vérité est la libération de toute expérience. Une seule possession peut suffire à se délivrer à la fois du problème de posséder et de celui de ne pas posséder, car on peut, du fait qu’on l’on ne possède un seul objet, dégager la pleine signification de la possession en général. Il suffit en effet d’examiner son désir impersonnellement et avec grande attention. Ce désir est le même, quelle que soit la quantité des objets que l’on possède.
Il y avait une fois aux Indes un sannyasin, un religieux voué à la pauvreté, qui s’en alla trouver un roi renommé pour sa sagesse. Ce sannyasin possédait, pour tout bien terrestre, deux pagnes. Un jour, pendant qu’il s’entretenait avec le roi à l’ombre d’un arbre, le somptueux palais royal prit feu. Sans même tourner la tête, le roi continua l’entretien, cependant que le sannyasin, inquiet et distrait, ne perdait pas l’incendie de vue… car tout près du palais il avait étendu son second pagne…
Le désir d’être riche et le désir d’être pauvre sont tous deux basés sur la peur. On a peur de ne pas assez posséder ou, au contraire, on a peur de trop posséder. A la base de l’ascétisme le plus pur, nous découvrons la crainte du monde: si le monde est considéré comme une illusion, Maya, on a peur de se laisser prendre par les possessions qui apparaissent aussi comme des illusions, et si le monde est assimilé au mal, les possessions deviennent des tentations qu’il faut fuir.
Mais cette fuite provoquée par la crainte et la lassitude n’est pas le vrai abandon du monde. Le mondé est réel. Tout est réel. Ce qui est irréel, ce qu’il convient d’abandonner, ce n’est pas le monde, ce sont les fausses valeurs que l’on attribue aux choses. Dans ce sens, se détacher, renoncer, veut dire discerner dans l’irréalité de ces fausses valeurs ce qui est réel, et s’en emparer. Renoncer vraiment ce n’est pas rejeter le monde mais le comprendre. Être détaché, c’est ne plus éprouver le désir de posséder ni le désir de ne point posséder. C’est ne plus convoiter les possessions, ni mépriser ceux qui possèdent. C’est ne plus être jaloux de la richesse des autres ni de leur pauvreté. Lorsque nous cessons de penser que la richesse ou la pauvreté sont des privilèges, notre conduite, basée uniquement sur l’harmonie de notre détachement complet, ne nous porte plus à aborder le riche ou le pauvre d’un point de vue particulier. Nous n’établissons plus, entre nous et les autres, des rapports d’après lesquels nous les traitons de telle ou telle façon; mais nous exprimons l’action impersonnelle et pure qui ne comporte pas de rapports ni de situations entre individus, parce qu’elle est une plénitude par elle-même.
Quand la richesse et la pauvreté cessent de nous séduire, nous cessons de leur attribuer une signification humaine. En effet elles sont extérieures à l’homme.
C’est une grande illusion de vouloir être riche pour faire du bien en aidant les autres, ou de justifier sa richesse par charités. Le tort qui a été commis en amassant des richesses ne peut être réparé par aucune charité. L’argent étant une forme de pouvoir, aider les autres c’est simplement exercer ce pouvoir.
Le pouvoir sous forme de possession est exercé par les Églises sous deux formes: placement de capitaux pour leur richesse matérielle, exploitation de la faiblesse humaine pour distribuer les richesses dites spirituelles. Les Églises qui se disent spirituelles encouragent les riches; elles encouragent donc aussi les pauvres à rester pauvres.
Le riche qui décide de devenir pauvre et qui donne tous ses biens fait une action qui est égale à zéro, car elle n’est pas une action au vrai sens du mot, mais une réaction. La pauvreté pour lui n’est que l’opposé de la richesse, au sein d’un conflit qui n’est pas résolu,
Il est aussi faux de croire que la richesse est un mal et la pauvreté une vertu qu’il est faux de croire l’inverse.
La richesse qui n’est que possession est négative. La pauvreté qui n’est qu’un manque de possession est aussi négative. La richesse et la pauvreté sont positives lorsqu’elles s’unissent dans la plénitude intérieure du détachement.
Lorsque la richesse et la pauvreté sont séparées de la possession elles acquièrent dans ce détachement un sens nouveau, la pauvreté de l’avoir devient la richesse de l’être.
Les hommes ont élevés en eux-mêmes une double barrière à la Vérité, la richesse et la pauvreté. Mais la Vérité ne peut pas être trouvée au moyen de possessions spirituelles ou matérielles. Elle n’est pas le résultat de compensations dans ces deux domaines. Elle n’est riche ni pauvre d’aucune sorte de possessions. Toutes les discussions à ce sujet ne mènent à rien, et je ne voudrais pas trop m’y arrêter. Comment prendre pour critérium de vérité le confort et l’inconfort physique? Celui qui est vraiment simple n’est influencé ni par le confort ni par l’inconfort, parce qu’il possède la plénitude de la Vie.
J’ai dit que la vraie simplicité est la plénitude du détachement. Elle est à la fois la plénitude de l’amour détaché et impersonnel où ne subsiste plus la distinction sujet et objet, et la plénitude de la pensée concentrée jusqu’à l’extrême mais tout à fait souple, jamais rigide, toujours alertée à l’essentiel. Cet ensemble harmonieux de l’amour et de la pensée est la simplicité de l’intuition, qui est le détachement.
Le détachement dont je parle ne se traduit pas par le contentement de vivre dans les conditions où l’on se trouve. L’homme qui se contente de tout n’est pas essentiellement différent de celui qui veut toujours changer les conditions extérieures parce qu’il ne trouve de paix nulle part. Ni l’un ni l’autre ne sont vraiment détachés. Ils continuent à être esclaves et complices des causes qui créent la civilisation où ils se trouvent. Ils contribuent à cette civilisation qui emprisonne l’homme.
Celui qui est parvenu au vrai détachement s’est donc d’abord délivré de son état d’esclavage, c’est-à-dire qu’il n’est plus esclave des causes qui à chaque instant créent une civilisation qui enchaînent les hommes. Et du fait qu’il s’est délivré, qu’il ne contribue plus à créer cette civilisation, il appartient au contraire à la vraie civilisation, dont le but est la délivrance de l’homme.
Dès lors, sa simplicité ne s’exprime pas par des réactions à l’intérieur de la civilisation dont il s’est détaché: il ne réagit pas contre telle ou telle façon de s’habiller et de vivre en affirmant que la vérité consiste à s’habiller et à vivre autrement. Il ne peut prendre position à l’intérieur du jeu auquel il ne joue plus. Pour lui le jeu tout entier de cette civilisation est en dehors de ce qu’il considère comme étant l’ordre naturel qui convient aux hommes. Si les autres pensent pouvoir s’y adapter, lui, par contre, y est purement et simplement inadapté.
Certes, il utilise de cette civilisation ce dont il a physiquement besoin pour vivre selon un minimum qui ne comporte aucun désir personnel. Si les circonstances le placent dans des conditions où ce minimum lui est refusé, cela pourra l’affaiblir physiquement jusqu’à étouffer son expression, jusqu’à le tuer, mais cela ne changera pas sa nature ni la nature de son expression.
Dans une civilisation uniquement créée par des réactions qui enchaînent les hommes et les font souffrir, il est libre, donc il agit librement, d’une façon simple et naturelle. Non seulement il ne crée plus de souffrance, mais son action est positive parce qu’elle dégage l’essence des choses. Ceux qui souffrent parce qu’ils sont pris dans leurs irréalités peuvent boire à son eau pure. L’eau pure est là pour étancher leur soif. Mais s’ils la mêlent à de la boue ils ne pourront plus la boire.
Le vrai détachement est un bonheur qui n’a pas de qualités. Il ne consiste pas, seulement à être délivré de la richesse et de la pauvreté: cette délivrance n’est qu’un de ses aspects. Le détachement total est une solitude totale. Tant que l’on ne parvient pas à cette solitude la pensée et les émotions sont un fardeau. Dans la complète solitude, la pensée est pure, purement humaine, joyeuse, elle surgit de sa propre joie, de sa propre action, elle est normale enfin, car elle n’est pas provoquée par des réactions.
Avant ce détachement complet, la pensée, née de réactions, était une réflexion sur les altérations que subissait le « moi ». Maintenant la pensée n’est plus une réflexion, elle porte sur l’essence, donc elle ne s’altère pas.
Personne ne peut nous dire si nous sommes détachés ou non. De même, nous ne pouvons pas juger les autres, mais nous-mêmes. Et, pour être nos propres juges, nous devons nous examiner avec la plus grande honnêteté. Tant que nous éprouvons la sensation d’être incomplets, tant que nous ne possédons pas la plénitude totale, nous ne sommes pas encore détachés.
La plénitude du détachement est le bonheur, qui est compréhension, car il résulte de la totalité de l’expérience, et celle-ci contient l’essence de la vie. Si l’on comprend bien ce que j’entends par expérience, on verra que cette totalité est contenue dans chaque expérience particulière, à condition que celles-ci soit véritable.
Ce que j’entends par expérience n’est pas une connaissance intellectuelle qui s’acquiert par l’observation des choses et des rapports qui existent entre elles. Cette connaissance intellectuelle reste à la surface de notre être. Je parle de l’expérience de compréhension qui nous touche dans notre raison d’être, par la Joie ou la souffrance. Cette expérience met en contact un événement, mort, naissance, amour, et un équilibre provisoire de l’être, établi sur des bases irréelles. Il y a expérience quand cet équilibre artificiel est détruit.
L’équilibre incertain et irréel qui est ainsi secoué par l’expérience, est construit par la peur et l’espoir qu’éprouve le « je » de se sentir incomplet. Sa peur et son espoir sont frappés par les expériences de la mort et de l’amour, leur édifice tombe et l’homme, dans ce vide, éprouve de nouveau le sentiment qu’il est incomplet. Si pour apaiser ce sentiment il reconstruit un nouvel édifice illusoire sur sa peur et son espoir, il n’utilise pas l’expérience, il refuse ce qu’elle lui a offert, et se met dans la nécessité de la recommencer.
Mais s’il comprend que cette expérience lui offre la possibilité d’aller jusqu’au bout de cette rupture d’équilibre, jusqu’à la base de sa raison d’être, il s’en servira pour aller chercher les causes de sa peur et de son espoir, et pour les éliminer. Une fois ces causes éliminées, il ne construira plus sur elles l’équilibre artificiel qui appelle l’expérience afin de se faire détruire, il ne construira plus rien, il sera établi dans la Vérité. Ainsi une seule expérience lui aura apporté la totalité de l’expérience. L’incertitude et le sentiment qu’il avait d’être incomplet l’ont conduit à la plénitude positive qui a dépassé toute expérience.
C’est cela le vrai détachement. C’est une sérénité qui s’exprime par l’action pure et impersonnelle, et dont le but ne dépend ni du temps ni de l’espace.
L’homme incomplet, poussé par sa peur et son espoir, passe d’un but illusoire à l’autre. Il cherche des appuis, il veut se faire guider et consoler, il veut trouver le bonheur en s’abritant dans des illusions, des Églises, des autorités. Mais s’il veut posséder la plénitude intérieure positive, il doit placer son but en dehors du temps et de l’espace. Ce but lui servira de point de repère et de moyen. Il ne doit pas en faire une spéculation de l’esprit, mais son être tout entier doit y participer.
De même que l’essence d’une goutte d’eau est l’essence de toute eau, la vie en chacun est l’essence de la vie.
Se comprendre soi-même dans sa propre essence c’est comprendre la totalité, ou le « je » a disparu. L’expérience était le contact d’une illusion (le « je ») et de la réalité (la Vie). Maintenant le « je » n’existe plus en aucune façon, ni subtile ni amplifié, il ne reste plus que la vie, on ne peut plus parler d’expérience.
Le « je » appartient au temps et à l’espace. La vérité, qui est la Vie, en est complètement indépendante: elle est immortelle. Pourtant les hommes veulent la chercher à travers leur » je », à travers le temps et l’espace, et l’exprimer par des formes.
La sincérité de l’homme qui possède la plénitude de la Vie ne ressemble à aucune autre, car ce qu’on appelle habituellement sincérité est une sincérité vis-à-vis de soi-même, de ce « je » créé par l’illusion, conditionné par le temps et l’espace, dominé par les circonstances. La vraie sincérité consiste à chasser hors de l’homme tout ce qui appartient au temps, à l’espace, au moi. Cette élimination n’est donc pas faite par le « je », mais par l’Éternité qui opère dans l’homme.
Ainsi le moi ne peut pas aller au devant de l’Éternité dans l’espoir de s’en emparer, il ne la trouvera jamais. Les religions qui incitent les hommes à trouver la vérité, en leur promettant comme récompense la Vie éternelle, ou en les menaçant d’une punition, sont créées par le « je » qui veut durer, qui a peur et qui espère, et n’ont donc aucun rapport avec la vérité.
L’Éternité travaille dans l’homme afin de briser en lui les murs du moi. Quand ces murs sont tombés, la Vérité est là. La résistance que le « je » oppose à ce travail de l’Éternité dans l’homme, les hommes l’appellent souffrance.
Pour calmer cette souffrance, ils pensent devoir accumuler des acquisitions et des expériences, car ils pensent que le moi doit évoluer, progresser, s’enrichir. Ils doivent au contraire devenir pleinement conscients et comprendre que la résistance que le moi oppose à l’Éternité peut cesser à n’importe quel moment. Il lui suffit de dégager d’une seule expérience, ainsi que je l’ai dit, la totalité de la compréhension qu’elle peut lui donner.
Puisque chaque expérience contient la totalité de l’expérience, elle n’est à proprement parler qu’un aspect d’une seule et unique expérience qu’il convient de faire jusqu’au bout. Il est donc tout à fait inutile de répéter indéfiniment des détails particuliers de cette expérience unique. Si, au lieu d’épuiser un détail, nous lui résistons, nous résisterons aussi bien à d’autres expériences, et en les accumulant nous ne ferons que perdre du temps dans une souffrance inutile, et dans l’illusion d’une évolution. Donc, une seule expérience doit pouvoir suffire.
J’ai dit que la souffrance est la résistance qu’oppose le « je » à l’Éternité. Mais il n’y a de vraie souffrance que lorsque le « je » connaît son but et qu’il ne peut pas s’empêcher de lui résister. La vraie souffrance est de tomber dans une erreur en sachant que c’est une erreur.
Celui qui prend toutes ces illusions pour des vérités est inconscient de son erreur et ne connaît pas la véritable souffrance qui conduit à la libération. Il souffre comme peut souffrir un enfant qui pleure son jouet cassé. Cette souffrance stérile de l’homme qui ne connaît pas son but fait indéfiniment tourner la roue de l’existence. L’homme n’y est même pas ignorant, il y est inconscient.
A ce stade d’inconscience, l’interminable succession d’efforts stériles que font les hommes est ce qu’ils appellent le renoncement et le sacrifice.
Lorsque le réel commence déjà à se mêler à l’illusion, la conscience s’éveille et cherche à discerner ce qui est réel de ce qui est illusoire. C’est la période de l’ignorance, où l’homme cherche la connaissance en faisant un choix. Il discerne ce qui est réalité et ce qui est illusion, et l’effort qu’il fait pour choisir, l’effort qu’il fait pour résister à ce qui n’est pas essentiel est la vraie souffrance. Dans cette souffrance qui le conduit à sa délivrance, il n’y a déjà plus de place pour la notion de sacrifice.
Enfin, le réel s’épanouit dans l’homme et celui-ci n’est plus attiré par ce qui n’est pas essentiel. L’Éternité a achevé son travail en lui, la lutte a cessé, il est libéré.
L’épanouissement de cette connaissance met fin aux actions qui enchaînent l’homme, car ces actions émanaient du « je ». Le « je » s’oppose toujours au réel, il est donc négatif, et ses actions ne sont en réalité que des réactions négatives.
J’ai déjà dit que le « je » ne peut pas progresser: Il peut se dissoudre dans l’Éternité. Cette dissolution est un état dynamique; elle n’est pas de l’indifférence. Au cours de sa lutte, le « je » peut éprouver la plus grande indifférence pour tout ce qui l’entoure et pour lui-même. Cette indifférence est l’opposé de la plénitude, car elle est faite du sentiment que tout est incomplet, que rien ne peut être complet.
Lorsque le « je » se trouve dans un état statique, dont il devra sortir un jour, deux possibilités s’ouvrent à lui: il peut chercher à dominer cet état et, dans ce cas, toute la série de ses expériences est à recommencer car il n’en a pas tiré sa leçon ou l’homme peut comprendre que ce qui est incomplet n’appartient qu’au « je », et alors il se débarrasse de lui. L’homme qui s’est débarrassé de son « je » est délivré même de la conscience, il est la plénitude de l’action pure. Cette plénitude et cette pureté sont inaltérables, elles ne dépendent plus ni de circonstances extérieures, ni d’états intérieurs, conscients au inconscients, individuels ou collectifs (groupes, classes, groupements religieux). L’action pure n’est pas altérée par ce qui appartient au temps et à l’espace.
Tout ce qui appartient au temps à l’espace est une limitation. Par exemple, l’amour personnel fait souffrir parce qu’il cherche à briser les limitations dans lesquelles il est enfermé. Au lieu de facilité cette tâche à l’amour, l’homme lutte contre lui. Il resserre ses limitations en croyant ainsi se garantir contre la souffrance. Son sens possessif érige contre l’amour de véritables murailles: on les appelle loyauté, fidélité, don de soi.
La souffrance dans l’amour provient de cette fausse conception que l’on a de l’amour. On veut l’enfermer dans des limites individuelles, et pour ne pas souffrir on se cramponne à la cause même qui crée la souffrance.
L’homme qui aime à l’intérieur de toutes les limitations construites par le « je » cherche à chaque instant à ajuster son amour à ces limitations. Sa jalousie, son désir, toutes ses actions, ses pensées, ses émotions s’efforcent, dans ce travail d’ajustement, d’adapter son amour à une illusion, de le maintenir dans les limites de son cercle.
Puisque cette adaptation veut se baser sur une illusion, elle est absolument illusoire. Tout ce travail est stérile et ne fera pas comprendre la cause de la souffrance. A l’intérieur du cercle tracé par le « je », l’homme souffre et lutte pour établir un lien permanent entre deux éléments opposés et irréductibles créés par ce cercle. Il se débat dans les dualités de l’amour et de la jalousie, de l’amour, et de la haine, de l’objet et du sujet, de la peur et de l’espoir. Tout ce qu’il appelle amour n’existe que dans ce cercle. Le véritable amour, qui est en dehors de ces limitations, lui semble inhumain; tandis qu’il est le seul amour vraiment humain.
L’amour véritable, vu par le « je » de l’intérieur de son cercle, semble cruel car le « je » ne comprend la compassion que comme un secours qui viendrait dans ses propres limites le réconforter. La Vérité vue de l’intérieur de ce cercle paraît si monstrueuse et inaccessible que l’on ne veut même pas croire à son existence.
L’homme ne veut pas quitter le cercle. Il croit que faire des efforts d’ajustement c’est vivre et faire des progrès. Progresser veut dire pour lui multiplier : multiplier les objets de ses désirs et de ses amours ou multiplier ses propres désirs en agrandissant et en renforçant son moi. Mais toutes ces multiplications ne sont que des divisions, car la nature du « je » est d’être isolée, donc il ne peut que séparer et diviser. Dans son cercle le détachement est impossible, on ne peut arriver qu’à l’indifférence.
Lorsque, martyrisé par la souffrance, l’homme se décide à briser le cercle, il découvre ce que j’ai appelé l’action pure; qui n’émane pas de son moi et qui, par conséquent, ne dépend pas non plus des autres « je ». Donc, cette action n’établit pas un rapport entre un « je » et un autre « je », ni même un rapport entre un point de vue personnel et des « je » : elle n’établit pas de rapports, elle est. Elle est la plénitude de l’amour détaché, qui est la Vie. Elle est au-delà de la séparation et au-delà de l’unité. En elle les qualités ont disparu car elle n’est pas conditionnée ni par l’espace ni par le temps, elle est l’épanouissement de l’Éternité...
Source...https://www.revue3emillenaire.com/blog/lhomme-et-le-moi-par-krishnamurti/
La Vérité est un pays sans chemin. (Krishnamurti)