***Le Chemin est le But***
Karl Friedrich Alfred Heinrich Ferdinand Maria Graf Eckbrecht von Dürckheim-Montmartin est un diplomate, un psychothérapeute et un philosophe allemand initié à l'école du Zen Rinzai où il pratiqua notamment le Kyūdō avec le maître Kenran Umej...
(Munich, 1896 ; Rütte, 1988) Accepter l'inacceptable...
De noblesse allemande, le comte Dürckheim est né en 1896 à Munich dans une famille chrétienne. Très jeune, il est fasciné par le mystère. Dans l'église du village natal, ses parents possèdent une « loge » du haut de laquelle te jeune Karlfried peut voir la sacristie et suivre le rite sacerdotal, sans en comprendre le sens intellectuellement, mais en le ressentant avec son coeur. Cela l'amènera à dire un jour : « Ce ne sont ni les images, ni les pensées qui comptent au cours d'une liturgie, mais l'attitude. I1 faut être là, dans une attitude de don et d'abandon ; alors seulement quelque chose peut naître et se développer en nous. »
Après une enfance riche d'expériences mystiques, son adolescence est marquée par la guerre de 1914-1918. Soldat, c'est au front, face au spectacle macabre, qu'il découvre en lui cette fascination et cette répulsion devant la mort. Durant toute la guerre, elle restera sa compagne quotidienne, surtout lors de la bataille de Verdun. Il affirmera plus tard qu'il n'a jamais été un héros, qu'il a toujours eu peur lorsqu'il était seul. En tant qu'officier, il n'a jamais eu de mal a faire son devoir lorsqu'il avait la responsabilité de ses hommes. Pendant quarante-six mois, il lui sera toujours épargné d'être en face de quelqu'un pour le tuer.
Après la guerre, à 24 ans, alors qu'il se trouve dans l'atelier du peintre Willi Geiger à Munich, il entend sa future épouse, Enja von Hattingen, lire à haute voix le onzième verset du Tao te King de Lao-Tseu. À cet instant, le voile se déchire, il s'éveille à une autre réalité. II se sent empli d'une grâce extraordinaire qui le comble de joie et le plonge dans un grand silence. Cet événement passé, il entame des études philosophiques à Munich et émigre à Kiel avec ses amis. Avec eux, il forme un petit groupe de recherche, le Quator, destiné à mettre en oeuvre une certaine pratique spirituelle comme des exercices en silence et d'assise méditative.
À cette époque, il vit en communauté et suit les cours de l'université où ü abandonne la philosophie pour se consacrer à la psychologie. C'est durant cette période qu'il découvre les écrits de maître Eckart et l'Évangile de saint Jean. Après l'obtention d'un doctorat en 1923 et son mariage avec Enja, il effectue un séjour en Italie, au cours duquel il travaille sur la philosophie de l'Unité, fasciné par un problème
« Ressentir qu'il existe une Unité qui étreint tout et, dans une ordonnance intérieure, donne naissance à des formes. » Puis il est nommé professeur à l'institut de psychologie de Leipzig en 1925, puis à l'Académie de Breslau en 1931.
Chargé de mission culturelle au Japon pour étudier l'arrière-plan spirituel de l'éducation japonaise, il y séjourne de 1937 à 1947. Il profite de ce long séjour pour vérifier ses intuitions en s'initiant au zen rinzaï, par la pratique de la méditation et du tir à l'arc conçu comme exercice spirituel. Rentré en 1948 en Allemagne, il fonde avec une analyste jungienne, Maria Hippius, le centre de méditation et de psychologie initiatique de Todtmos-Rütte, en Forêt Noire. Son oeuvre pratique et intellectuelle vise à opérer une synthèse harmonieuse des pensées et des pratiques orientales et occidentales qui permettent à l'homme de s'ouvrir à la transcendance qui est en lui et à partir de là se transformer. Ce qui a toujours préoccupé Graf Dürckheim c'est l'Homme dans sa profondeur, c'est-à-dire ce qui en l'homme est en deçà ou au-delà de toutes différences. Et cela en acceptant chacun dans sa différence. Selon lui : « L'homme est prédisposé à l'expérience de l'Être, non parce qu'il est chrétien ou bouddhiste, mais parce qu'il est un Homme. C'est en cette qualité qu'il a part à l'Être surnaturel par son Être essentiel. » Ce qu'il propose « ne concerne pas tel ou tel aspect de l'individu. Il s'adresse à l'homme entier. Tant à celui pour qui Dieu, au sens chrétien, existe qu'à celui qui a grandi dans une famille incroyante. Pour l'un comme pour l'autre pourra s'accomplir la vraie transformation, celle qui conduit à la conscience absolue, à la sérénité et à l'harmonie intérieure ».Karlfried Graf Dürckheim est décédé le 28 décembre 1988...
Comment l'être se manifeste-t-il ? Sous quelle forme s'exprime-t-il ? Quels sont les critères nous garantissant que ce que nous considérons comme étant des expressions de cet être, ne sont pas des illusions ?
Un critère certain est le fait que notre être exige toujours de nous l'acceptation de la vie totale, telle qu'elle se présente, avec sa douleur et sa souffrance ; et que faisant fi de nos aspirations étroitement égoïstes, il ne tolère aucun repos, aucun arrêt ; bien au contraire, il exige que nous soyons toujours prêts à dépasser le devenu, et même prêts au lâcher-prise, à accepter la mort. L'être tend à un renoncement au moi et aux positions acquises. Ainsi exige-t-il de nous la grande conversion et transformation : la métanoïa K.G. Dürckheim, La percée de l'Être ou les étapes de la maturité, Le Courrier du Livre, Paris, 1971, p. 18.
iL’œuvre de Karlfried Graf Dürckheim (1896-1988) est d’abord l’histoire d’un homme. Un de ces hommes charnières, à la jonction des deux pôles de l’homme : celui de l’interrogation brûlante et de la certitude pacifiée des sages, celui de la connaissance profonde de soi et aussi du passage vers l’essentiel. G.K. Dürckheim avait près de 90 ans lors de cet entretien. Son parcours est immense, et s’il n’a pas eu la volonté de ‘faire école’, il laisse à ses disciples et amis, à l’exemple de la vie, la respectueuse découverte que chacun doit faire de sa propre voie. À travers livres et conférences, comme dans son Centre de Rütte, en Allemagne, il s’est créé une écoute attentive auprès des occidentaux attirés par la recherche d’un juste équilibre entre les sagesses orientales et les fraîcheurs toujours vivantes des sources spirituelles d’occident. Il nous livre ici, par l’intermédiaire de l’un de ses proches, la nuance, l’enthousiasme et la profondeur.
ENTRETIEN AVEC KARLFRIED GRAF DÜRCKHEIM À RUTTE, LE 30 MARS l985
Graf Durckheim, tout au long de votre œuvre, dans les entretiens et conférences, vous nous suggérez une écoute, une grande présence â soi-même. Pourriez-vous nous préciser ce qu’est cette présence â soi-même ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’introduire la distinction qui existe entre le « moi existentiel » et le « Soi ou Être essentiel. » Lorsque je parle de la présence à soi-même, je parle du contact que l’on a avec sa profondeur, avec l’être qu’on EST. Il y a l’être qu’on A, c’est celui qui veut être dans une bonne forme, en bonne santé, se protéger des difficultés… c’est l’être existentiel. Et puis il y a tout autre chose : c’est la présence du Divin dans l’homme et quand je parle du Divin en l’homme, je parle de quelque chose de très naturel à savoir la profondeur, la conscience intérieure qui se révèle dans une expérience mystique. Chaque personne qui se trouve sur le Chemin a eu au moins une fois une expérience de cet ordre suite à laquelle elle entend une petite voix qui lui dit « cela n’a pas existé uniquement pour que tu en gardes un beau souvenir… mets-toi sur le Chemin, pose un exercice au milieu du Chemin et essaye de devenir celui qui, dans la vie de tous les jours, dans l’existence, témoigne de l’Au-delà. Dans la mesure où tu deviens cela, tu es une personne, c’est à dire un être au travers duquel ‘sonne’, pour ainsi dire, le Divin que nous sommes dans notre profondeur. » (A)
Le mot « Chemin » s’entend de plus en plus souvent ; quelle en est, pour vous, la signification ?
Le Chemin exprime une attitude de l’homme dans laquelle il ne s’arrête jamais dans le travail qu’il doit faire sur lui-même. Une attitude dans laquelle il ne se laisse pas diriger unilatéralement par son être existentiel qui veut pouvoir faire, savoir, pouvoir beaucoup de choses, gagner son argent, se battre pour une bonne place dans la société, mais se met à l’écoute de son Être essentiel qui, par l’expérience mystique, nous met justement surf le Chemin, en manifestant dans le monde notre origine divine.
Devenir le témoin du Divin dans le monde, par la qualité qu’on incarne ? Par la forme que l’on est ?
Dans tout ce qu’on est, dans tout ce qu’on fait. Il s’agit de témoigner du Divin qui n’est pas une idée, mais une expérience que l’on a soi-même éprouvée, une expérience qui nous révèle à nous-même, une expérience que l’on appelle mystique. Souvent j’entends dire « cela n’est QUE mystique », comme s’il s’agissait de quelque chose qui n’avait pas de réalité. Bien au contraire ! Nous éprouvons ces expériences dans notre réalité profonde et il s’agit justement du contenu de cette réalité profonde dont doit témoigner l’homme, la femme, dans sa vie, et le témoin du Divin dans la vie, c’est une personne. C’est dans ce sens-là qu’on peut dire que Jésus fut la première personne parce que toute sa vie il ne fut qu’un seul témoignage du Père. Le témoin du Divin dans l’existence est une personne. Actuellement, il y a beaucoup de gens, et très peu de personnes…
Pour la personne qui s’engage sur le Chemin, quels sont les critères d’une authentique recherche spirituelle, comment savoir quelle route prendre ?
Le critère est tout d’abord le sacrifice qu’on est capable de faire des volontés et désirs du « petit moi ». L’homme, dans son « petit moi », peut être un excellent père de famille, un mari fidèle, un bon patriote, un homme doté d’un remarquable sens éthique, sans pour autant avoir jamais touché l’Au-delà. Par contre, vous pouvez rencontrer par exemple un artiste qui, du point de vue moral, peut donner à beaucoup des raisons de critiques et pourtant être un homme qui a une profonde relation avec l’Au-delà et qui est vraiment, dans son travail d’artiste, représentant de l’Être essentiel, Dès qu’un homme est pris par la qualité essentielle de la vie, il a déjà commencé le Chemin.
Les personnes qui viennent vous trouver pour la première fois sentent en elles un appel auquel elles ne peuvent donner un nom. Que leur conseillez-vous ?
Pour entreprendre ce travail sur soi-même, il est indispensable d’être conscient des expériences dans lesquelles on éprouve le toucher de l’Au-delà. Il existe quatre grandes situations dans lesquelles l’on peut avoir la chance de faire cette expérience de l’Au-delà.
C’est tout d’abord le contact avec la grande nature. Si vous vous promenez en forêt et que vous écoutez le silence qui en émane, et le silence qui est derrière ce silence, alors là, tout à coup, quelque chose peut vous toucher.
Ensuite c’est au travers de l’Art que nous pouvons être touché par l’Être. Si vous voyez par exemple un tableau de Rembrandt, vous ne pouvez pas dire « il est beau », cela ne va plus, on peut seulement dire : « cela me touche ». Dans chaque œuvre d’art existe une transcendance de cette œuvre d’art autrement, on ne peut la sentir. Même une œuvre d’art qui vous semble incompréhensible peut vous faire sentir qu’il y a là quelque chose d’autre qui vous touche. C’est cela qui est important.
La troisième des grandes situations qui peuvent nous mettre en contact avec l’Au-delà est l’érotisme, la caresse, qui ouvre notre peau. Par cette caresse, nous pouvons sortir de la peau qui est comme une couche de cellophane et tout d’un coup sentir au travers de ce toucher, comme si quelque chose nous élargissait de trois, quatre centimètres, notre peau n’est alors plus collée sur nous, elle s’ouvre… C’est en cela que la caresse est une autre façon de prendre conscience de l’Au-delà.
Enfin, nous avons le culte religieux. Pour celui qui est vraiment religieux, le Christ n’est pas un mot, mais c’est réellement quelqu’un qui l’habite, Voilà donc la quatrième situation qui puisse nous mettre en contact avec la plus grande profondeur de notre être et nous permettre de commencer une vie qui est branchée — plus ou moins — sur l’expérience de l’Au-delà représentée par l’idée du Christ, par une œuvre d’art, par l’érotisme et par la grande nature.
L’ouverture à celte qualité de l’Au-delà nous demande, comme vous le dites très souvent, une attitude intérieure que vous appelez « le lâcher prise ». Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est cette disponibilité intérieure ?
Ce que je veux dire par là, c’est qu’on ne peut pas « chercher » son Être… Bien sûr, il est tout à fait naturel de dire « je le cherche », mais en vérité, il y a là un mouvement qui le repousse ; donc, au contraire, il faut dire « je dois me laisser trouver » parce que l’Être ne fait rien d’autre que nous chercher. Si vous prenez l’exemple d’une plante, celle-ci ne fait rien d’autre que de grandir jusqu’à ce que la fleur puisse sortir… c’est comme cela que nous avons tous, êtres vivants, une force qui prend la direction de ce qu’on doit devenir finalement.
C’est une force qui nous cherche et pas que nous devons chercher ; alors si nous disons « je cherche mon Être », il faut faire attention, car nous faisons là un mouvement existentiel alors qu’il s’agit justement d’une expérience essentielle, et nous ne pouvons pas remplacer le mouvement qui vient de notre essence par un effort existentiel. Il faut pouvoir se mettre à l’écoute de quelque chose qui nous appelle. Vous êtes appelé à devenir quelqu’un, vous n’appelez pas vous-même. Se mettre à l’écoute de ce qui vous appelle et se laisser trouver.
Mais c’est là une démarche qui va tout à fait à l’encontre de notre manière occidentale d’appréhender la vie !
Absolument ! L’homme de notre civilisation s’imagine pouvoir « faire » quelque chose pour trouver son Être. Non ! non, c’est l’Être qui le cherche, il doit se laisser trouver.
Peut-on dire là qu’il s’agit d’une attitude Yin ?
Oui et non. Dès qu’il y a le Yin, il vous faut le Yang : dès que vous êtes trouvé parce que vous êtes passif, dans une attitude ouverte, vous devez alors vous emparer de ce qui vient vous chercher, en prendre la responsabilité ; car lorsque quelque chose vous touche, il faut non seulement pouvoir l’accepter mais aussi le prendre en main et l’aider à devenir fructueux.
Mais pour quelqu’un qui veut se mettre sur le chemin, se présente la difficulté de rencontrer un Maître…
Oui, en Europe, nous n’avons en effet pas la tradition des Maîtres, comme elle existe en Orient. C’est une réelle difficulté.
Mais la question à poser est peut-être : qu’est-ce qu’est un Maître ? En tant que personne, en tant que celui qu’il est, de ce qu’il émane, de ce qu’il rayonne comme atmosphère, c’est déjà le Maître. Il n’a pas besoin de dire beaucoup. Il y avait un Maître très connu au Japon, beaucoup venaient le voir et, avec son éventail de bois, il se contentait de faire un tout petit mouvement : le baisser, le lever, et chacun savait qu’il ne ferait rien d’autre que ça et pourtant beaucoup de monde allait le voir, le consulter ; et chaque fois, cet homme touchait l’autre profondément. Le Maître touche le disciple, l’élève, au travers de son atmosphère, de son rayonnement, pas au travers de ses paroles. Et même s’il parle, ce ne sont pas des paroles, c’est le son que fait la musique, pas le ton. En général, la vie d’un Maître est incompréhensible aux autres. Il fait les choses, il éprouve surtout les expériences d’une façon totalement différente. Ce qui est important c’est ce que l’autre éprouve sans que le Maître parle.
L’expérience de l’Être est-elle une expérience qui détruit la dualité corps/esprit ?
L’expérience mystique vous prend en tant qu’être entier. C’est une expérience globale qui est toujours remplie d’un appel, de cette petite voix qui vous dit de vous mettre en Chemin, de poser un exercice au beau milieu et d’essayer de devenir dans l’existence, dans le monde, le témoin de ce que vous venez de vivre, de sentir, d’éprouver.
Jusqu’à la mort ?
Bien sûr ! et plus la mort s’approche, plus il y a la chance de sentir cela; c’est pour cette raison qu’il est tellement important qu’il existe dans chaque hôpital un religieux, un prêtre par exemple qui permette au mourant de faire ses dernières confessions qui sont les plus signifiantes. Beaucoup de gens ne peuvent mourir qu’après avoir confessé ce qui n’était pas en ordre dans leur vie. J’ai eu personnellement l’expérience d’une telle confession. Je connaissais un homme proche de la mort, mais qui ne pouvait pas mourir et je sentais très bien qu’il y avait quelque chose qui lui pesait sur le cœur qu’il avait quelque chose à dire pour se débarrasser d’un péché. Je n’avais pas d’autre moyen que de lui raconter une histoire me concernant, en lui avouant une horreur que j’avais soi-disant commise, et qui n’était bien sûr pas vraie, et dès que j’avais achevé mon récit, il me dit « Ha ! maintenant que vous m’avez raconté çà, je puis enfin avouer qui je suis réellement. Vous savez, tout le monde me prend pour un homme parfait, un vrai saint… en vérité, depuis des années, je me lève chaque matin à 4 heures, je vais jouer à la roulette, je suis de retour chez moi vers 6 heures et voilà l’homme que je suis… un vaurien. » Et c’est après cela qu’il pouvait mourir, après cette confession.
Et qu’est-ce-que, pour vous, la mort ?
Chacun meurt sa mort. Il y a cette histoire que raconte un écrivain français d’une nonne qui était en train de mourir et se mettait à hurler, à se fâcher sur Dieu en lui demandant ce qu’il lui prenait de la faire mourir ! Alors que cette femme avait prié toute sa vie pour avoir la présence du Divin !… J’ai vu une autre femme qui était en train de mourir, elle aussi hurlait, se fâchait, pour une toute autre raison ; elle s’écriait « Si je meurs, je suis sûre que mon mari couchera avec cette femme qui lui tourne déjà autour ! » et elle était vraiment hors d’elle ; j’essayais, moi de rester calme. Un peu avant sa mort elle avait un visage terrible, elle ne pouvait pas accepter de mourir, se cramponnait de toutes ses forces à la vie, la fin approchait ; je m’en allai un quart d’heure, puis revins, et voilà que je trouvais là, allongée, une jeune fille d’une beauté magnifique qui était cette femme, morte maintenant… Elle était vraiment passée dans l’Au-delà et il y avait une grande paix sur son visage…
Lorsque vous vous trouvez confronté à des personnes pour lesquelles un « Non » à la vie s’est affirmé, que pouvez-vous dire ou faire ?
Vous savez, celui qui dit « Non » à la vie est sans espoir. Mais, quelquefois, vous rencontrez des personnes qui ne voient plus grand sens à leur vie ; je crois qu’on peut les aider à devenir conscients de certains instants dans lesquels ils ont été touchés par une autre profondeur. Et ce n’est pas l’intensité de ce sentiment qui compte. On peut avoir un sentiment de grande intensité dans une forte sexualité et, au contraire, avoir un sentiment de très grande profondeur dans un touché, une caresse qui effleure à peine la peau ; un geste érotique qui n’a rien à voir avec la grossière sexualité. L’un a une profondeur alors que l’autre est une intensité.
Pour percevoir ces différences, il est important d’écouter, de s’ouvrir en tant que personne, à ce qui se vit.
À ce propos, pourriez-vous nous expliquer la différence que vous faites entre le corps qu’on « a » et le corps qu’on « est » ?
En allemand, nous avons deux mots différents pour le mot — corps — : « der Corper » qui veut dire le corps que l’on a, le tronc, les membres etc… et puis il y a « der Leib » qui est tout autre chose. « Leib », c’est tout d’abord l’ensemble des gestes dans lesquels on s’exprime et se manifeste. Le sens du « Leib », c’est la transparence à la transcendance intérieure. C’est donc un appel à l’homme de se sentir en tant qu’appartenant au Divin dans le corps qu’il « est ». Lorsque je dis « Je suis bien dans mon Leib », c’est que je suis en contact avec ma profondeur.
Tout exercice méditatif s’adresse donc au corps que l’on « est » ?
Exactement. Lorsque je propose l’exercice de l’assise en silence à un groupe, il y en a toujours quelques-uns pour lesquels il se passe tout de suite quelque chose, une expérience. L’assise en silence nous apporte beaucoup. Il faut tout d’abord pouvoir s’asseoir, toucher le sol, s’asseoir dans son bassin, bien sentir son Hara et se laisser respirer. Laisser le mouvement de l’inspiration monter jusqu’à la hauteur du cœur, ne pas rester en bas, monter, s’arrêter un instant…
Pourquoi ? parce que de là, à la prochaine expiration, on peut à nouveau descendre, s’enraciner. Alors donc, le mouvement de la méditation c’est toujours de tout d’abord descendre, lâcher, se lâcher dans la tête, se lâcher dans les épaules, s’asseoir dans son bassin, et de là, monter jusqu’à la hauteur du cœur. Ainsi se fait ce mouvement perpétuel, ce tournoiement. Au fur et à mesure de la pratique, il y a une atmosphère de fraîcheur qui apparait, une fraîcheur… C’est transparent, c’est tout clair, de plus en plus lumineux. Cette fraîcheur, cette lumière, cette transparence s’emparent de vous, tout cela se perçoit dans l’inspiration. On ne peut donc pas « faire » une inspiration, une inspiration est un cadeau qu’on reçoit grâce à une bonne expiration ; on reçoit une inspiration grâce au fait qu’on a pu expirer.
C’est un cadeau. Toujours prendre le mot inspiration dans le double sens… c’est le souffle, d’un côté, en même temps cela veut dire autre chose encore, il y a là quelque chose de spirituel dans le mot inspiration. On est, par contre, responsable d’une bonne expiration, qu’elle soit bien faite…
Quand avez-vous commencé la pratique de cet exercice ?
Lorsque j’étais au Japon, mais en vérité, là-bas, je l’ai peu pratiqué.
Après ces années de travail, de recherche intérieure, avez-vous un grand désir, un espoir ?
Mais oui, toujours ! Le grand souhait d’être dans mon Être, non seulement de temps en temps, mais comme attitude générale. Et cela va sans dire que, lorsque je touche la table par exemple, je sens tout d’abord que c’est dur, que c’est froid ; mais si je reste un peu, si j’attends, me vient ensuite une invitation à la profondeur.
Ce contact éveille en moi la possibilité d’une résonance. Je me vois quelquefois, debout, dans une pièce assez étroite, les pieds sur de grands cailloux blancs et un peu d’eau qui passe sur mes pieds nus, et là je me sens bien ; là je suis bien. Pour moi, la méditation du matin est très importante, quelquefois cela va loin, d’autrefois moins, mais c’est déjà l’effort de se lâcher, de lâche son « moi » et de laisser venir le Tout Autre, c’est tout ce qu’il nous faut…
On ne peut pas « faire » une méditation, on est médité, en vérité. On ne peut pas chercher son Être, c’est la grande faute, parce que le cherchant, nous le repoussons.
Mais pourquoi s’est-on fermé â l’Être ?
Parce que le moi existentiel développe des facultés bien différentes de celles que l’on a grâce à l’Être essentiel. Le « péché » intervient dès qu’il faut « faire » quelque chose. Si vous prenez une fleur par exemple, elle n’a rien à faire pour devenir la rose qu’elle est ; elle pousse elle-même. La grande différence est qu’elle peut être détruite par un évènement extérieur, un manque d’eau, une terre trop pauvre… alors que l’homme qui est touché par une qualité divine est confronté au danger du moi qui veut s’occuper de quelque chose qui ne le regarde pas, qu’il doit laisser venir. L’homme est sur la croix : il y a la verticale à laquelle s’oppose l’horizontale. Si nous comprenons la croix de cette façon, la verticale dans laquelle nous poussons dans notre grandeur, ce mouvement vers le haut, qui nous est donné intérieurement, est contrarié par un mouvement horizontal : les douleurs, les exigences du moi existentiel. Ce qui est très important est d’avoir à l’esprit ces trois images :
— C’est l’Être qui vous cherche, ce n’est pas à vous de le chercher sinon vous le repoussez.
— C’est à vous de lâcher prise.
— La troisième image, c’est la grande coupe dans laquelle vous êtes à l’abri, elle est chaque jour de nouveau remplie de quelque chose de bien.
Dans l’image que vous avez donnée de la rose, vous avez dit que cette fleur peut être détruite. Devenons-nous plus fragiles, nous ouvrant à cette qualité ?
Oui, dans un sens nous devenons plus fragiles et dans un autre, plus forts. Dans la mesure où un homme a découvert son Être, il peut supporter des choses qu’il ne pourrait jamais supporter avec son être existentiel. Tout a un autre sens. Surtout la douleur (D) Le Chemin présuppose, pour chaque pas en avant, un petit sacrifice, une petite douleur. Le Chemin du salut est un autre que le chemin de la santé. C’est ça que beaucoup de gens ne savent pas. Ils croient pouvoir exercer et appréhender l’essence en se donnant la bonne santé… Les japonais disent par exemple ; « La maîtrise d’une technique a comme sens non pas une performance extraordinaire, mais la capacité de faire un pas en avant sur le Chemin intérieur. » C’est magnifique de dire que « savoir faire » n’est pas là pour « faire », mais pour « être » ; quelqu’un qui est capable de donner un cadeau aux autres sans avoir à bouger. Il existe ce bel exercice du tir à l’arc, et lors d’une démonstration de grands Maîtres apparut le plus âgé ; c’était un petit homme muni d’un immense arc, et chacun de se demander « Mais qu’est-ce que cela va donner ? Il ne sera même pas capable de bonder son arc ! » Et voilà qu’il se met à genoux et tire sa flèche qui tombe à quelques mètres de lui, par terre, mais en même temps, une vingtaine de personnes de l’assistance tombent dans un samadhi ! [1] Ce n’était plus le résultat extérieur qui comptait, mais c’était ce qui émanait de lui au moment où il était dans son exercice, qui faisait tomber une vingtaine de personnes dans un samadhi alors que la flèche était tombée à dix mètres de l’arc…
Nous approchons du XXIe siècle. Percevez-vous les choses bouger ?
Oui, nous sommes en train de faire un pas en avant, Je dis souvent aux personnes qui méditent chez elles ; « ne méditez pas uniquement dans une attitude qui vous fait chercher votre intériorité, mais méditez comme si vous expiriez quelque chose de bon, qui donne quelque chose au monde, l’homme en a besoin. » Bien qu’il soit très important de pouvoir s’ouvrir à sa propre profondeur et que la méditation nous amène tout d’abord à cela, à ce mouvement vers l’intérieur, en même temps, on devrait être conscient que l’on est responsable vis-à-vis du monde et que l’homme qui peut vivre une autre qualité, doit également être capable d’en faire cadeau à ceux qui l’entourent.
ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE :
Aux éditions Le Courrier du Livre :
Pratique de la voie intérieure
La Percée de l’Être
Le Zen et nous
Exercices initiatiques dans la psychothérapie
Méditer, pourquoi et comment
Hara, centre vital de l’homme.
Le japon et la culture du silence.
Aux Éditions du Cerf :
L’Homme et sa double origine
Dialogue sur le chemin initiatique (en collabore tion avec A. Goettmann).
Albin Michel :
L’esprit – guide.
Éditions du Rocher :
Pratique de l’expérience spirituelle...
L’unité du geste
Extrait de « Pratique de la voie intérieure, le quotidien comme exercice » de Karlfried Graf Dürckheim - Edt Le courrier du Livre
L’unité du geste
Extrait de « Pratique de la voie intérieure, le quotidien comme exercice » de Karlfried Graf Dürckheim - Edt Le courrier du Livre
« Dans tout exercice, il faut donc tenir compte de la tenue, de la tension, et de la respiration et ceci parce que l’attitude corporelle, la façon de « se trouver dans son corps » n’est pas quelque chose de physique, mais exprime la façon « d’être là » de la Personne. Il y a des exercices qui, en mettant en relief l’attitude corporelle juste, servent le devenir de la Personne.Cette disposition se révèle et se développe dans l’unité du geste. De même que l’on peut parler d’un état juste on peut parler « d’un geste pur », par lequel se manifeste « l’état juste ». La répétition de ce geste pur permettra la consolidation de l’état juste. On parle de geste pur chaque fois que le geste est une manifestation spontanée de l’être essentiel. Pour ce faire, il doit être libre de toute cristallisation issue du moi, libre de toutes ces attitudes à travers lesquelles se fait jour le désir d’auto préservation du moi, il s’agit de la transparence permettant à l’être de rayonner. Le geste pur permet à l’être de réaliser son image. Dans un geste pur se manifeste et se réalise aussi la forme juste. Cette « forme » est celle qui n’est pas fabriquée par le « moi » mais jaillit de l’image intérieure qu’elle doit exprimer et réaliser. Dans un geste pur on rencontre l’homme qui « est là » de façon juste. « Juste » signifie « perméable à l’Etre » qui cherche en chacun de nous et de façon individuelle, à réaliser sa plénitude, son ordre, et son unité...
C’est pourquoi lorsque l’homme est là, dans son geste pur, nous retrouvons chaque fois cette confiance spontanée, cette ordonnance toute naturelle, cette charité, tout ce qui n’existe que lorsque l’union véritable avec l’Etre est réalisé. Le geste pur ouvre la voie à l’esprit bienfaisant dont il est l’expression. Il traduit cette attitude intérieure qui permet à l’homme de réagir à toute situation vis-à-vis de l’Etre. Chaque situation vécue ainsi de façon juste, renforce ce mouvement de spirale qui est celui de la transformation. Le geste pur est donc l’expression d’une ordonnance de mouvement qui s’affirme sans cesse. L’homme correspond ainsi au dynamisme originel de la vie de façon individuelle. Toute forme durcie par les conditions existentielles se trouve dissoute, renouvelée. C’est une transformation perpétuelle.Même le connu nous paraît alors neuf. Travailler à travailler le geste pur c’est reconnaître le préjugé des schémas a travers lesquelles nous escamotons les vérités de la vie »...Conception du corps humain comme outil de travail sur soi ...
« Le corps humain dans le repos comme dans le mouvement est le support, le lieu et le témoin d’une vie conforme à l’Etre authentique. Cette vie peut se manifester sous une forme déterminée en fonction de « l’image essentielle ». La raison d’Etre du corps est de témoigner de l’Etre qui en lui, aspire à la réalisation de cette forme. Le corps ne doit pas se concevoir comme une figure statique mais comme une entité de gestes par lequel le sujet se manifeste. Le corps, tel qu’il se représente n’est jamais cependant l’expression pure de l’Être authentique. L’image essentielle n’est jamais réalisée entièrement en lui puisqu’il se développe au milieu de la contrainte du monde. Aussi, développe t-il dans « sa forme » à chaque instant les déformations de l’image essentielle. La constitution corporelle d’un homme, les gestes qui la manifestent, exprime l’homme de façon certaine et fort nuancée. On sait ainsi dans quelle mesure il « est là », comment il « est là », et s’il « est là » en conformité avec son être authentique ou non ».« Vous ne respirez pas, en ce moment, pour vivre dans deux ans.Vous respirez, en ce moment, pour vivre en ce moment !K.G. Dürckheim...
CITATIONS DE JUNG
Nous avons pris la liberté, devant quelques grandes similitudes dans la force de la pensée de Dürckheim, d’oser quelques renvois à des écrits de C.G. Jung. Ces derniers sont tirés de « Jung Parle, rencontres et interviews » aux Ed. Buchet Chastel.
(A) La nature demande au pommier de porter des pommes et au poirier de porter des poires. La nature veut que je sois simplement un homme. Mais un homme conscient de ce que je suis et de ce que je fais. Dieu cherche la conscience dans l’homme.
(B) Pour moi l’expérience religieuse est réelle, est vraie : je constate que de telles expériences peuvent «sauver» l’âme, peuvent accélérer son intégration et instaurer l’équilibre spirituel. Pour moi, psychologue, l’état de grâce existe : c’est la parfaite sérénité de l’âme, l’équilibre créateur, source de l’énergie spirituelle. Parlant toujours en psychologue, je constate que la présence de Dieu se manifeste dans l’expérience profonde de la psyché, comme une coïncidentia oppositorum et toute l’histoire des religions, toutes les théologies sont là pour confirmer que la « coïcidentia oppositorum » est une des formules les plus utilisées et les plus archaïques pour exprimer la réalité de Dieu.
(C) Voyez-vous, j’ai traité de nombreuses personnes âgées et il est très intéressant d’observer comment l’inconscient réagit au fait qu’il est apparemment menacé d’une extinction complète. Il ne s’en soucie pas. La vie se comporte comme si elle allait se poursuivre, c’est pourquoi je pense qu’il vaut mieux, pour une personne âgée, vivre, attendre le lendemain, comme si elle avait des siècles devant elle ; alors elle vit sainement. Mais si elle a peur, et si, ne regardant pas vers le futur, elle se tourne vers le passé, elle se pétrifie, se raidit et meurt avant son temps. Mais quand elle vit dirigée au devant vers la grande aventure qui l’attend, alors elle vit vraiment, et c’est à peu près ce que l’inconscient cherche à faire. Bien sûr, il est tout à fait évident que nous allons tous mourir et que c’est la triste fin de toute chose ; cependant, il y a en nous quelque chose qui apparemment n’y croit pas. C’est simplement un fait, un fait psychologique — cela ne signifie pas pour moi une preuve. C’est seulement un constat. Par exemple, je peux ne pas savoir pourquoi nous avons besoin de sel, mais nous préférons manger salé, car nous nous sentons mieux. De même, lorsqu’on pense d’une certaine façon, on peut se sentir considérablement mieux, et il me semble que si l’on pense selon les tendances de la nature, alors on pense sainement.
(D) Nous devons faire notre expérience. Nous devons faire des erreurs. Nous devons vivre notre propre vision de la vie ; et il y aura des erreurs. Qui évite l’erreur ne vit pas ; en un sens on peut même dire que toute vie est une erreur, car personne n’a trouvé la vérité
Enfin, une dernière chose que j’aimerais dire à chacun de vous, mes amis : menez votre vie aussi bien que vous le pouvez, même si elle est fondée sur l’erreur.
Soyez humains, cherchez à comprendre, cherchez à l’intérieur, construisez vos hypothèses, votre philosophie de la vie. Alors nous pouvons reconnaître l’Esprit vivant dans l’inconscient de chaque individu...
(Revue Itinérance. No 1. 1986) Propos recueillis par Pierre Willequet...
***Citation de Karlfried Graf Durckheim***
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