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0000000***Le désir d’être vivant Jean-Yves Leloup***

Il y a en moi, comme en tout être humain, un désir. C est lui qui, envers et contre tout, me fait me lever chaque matin, lui qui me garde vivant dans la maladie, qui me tient debout dans la tempête qui m’appelle à ne jamais m’arrêter – ni dans les rires ni dans les larmes – mais à toujours faire un pas de plus, à demeurer seulement dans « la vie qui va››. Ce désir ne monte pas de moi. Il nait de cette affinité avec la nature divine que Dieu a déposée en moi comme en chaque être humain créé à son image. C’est Dieu en définitive qui m’attire à Lui.

Dans nos vies, le plus difficile, c’est de savoir ce que l’on désire vraiment. Une multitude de désirs nous assaillent, beaucoup nous désorientent, finissent par se révéler illusion et ténèbres. Il en est quatre cependant qui nous conduisent à l’Orient, à la Lumière : le désir d’être vivant, le désir d’être conscient, le désir d’être libre, le désir d’aimer et d’être aimé. Ces quatre désirs en réalité n’en sont qu’un : le désir d’un Réel souverain qui serait source de vie, de conscience, de liberté et d’amour. C’est le désir et la soif de ce Réel souverain qui sous-tend tout ce que je fais, dis et écris, qui me met en chemin vers la Source.

Cette Source, elle a pour moi un nom et un visage : Yeshoua le maître du désir. C’est parce que je bois à cette Source que je me dis chrétien. Mais que signifie être chrétien aujourd’hui ? Cette question m’est souvent posée. Je pourrais la fuir de différentes façons, par exemple en élaborant une approche sociologique de la pluralité chrétienne : orthodoxie, catholicisme, protestantisme, multitude de sectes et de congrégations qui se réclament du Christ, sans oublier les Églises mères d’Orient, de Syrie, de Palestine et du Liban dont l’avenir est menacé par la montée d’un islam fondamentaliste et fanatique.

Le christianisme occidental – de plus en plus coupé de ses racines – apparaît comme «dévitalisé ››, réduit à n’être plus qu’une morale, un humanisme, avec un Évangile précurseur et garant des « droits de l’homme ››. Un christianisme réduit à ce qu’en ont fait les « Lumières ›› non de l’intelligence éveillée, mais du rationalisme étroit : une « spiritualité sans Dieu ››. Mais qu’est-ce qu’une telle spiritualité ? Un vin, une boisson sans alcool : une limonade. Or, en prétendant nous épargner les excès de l’ivresse, elle nous prive aussi de ce qui « réjouit le cœur de l’humain ›› (Ps 104 15). On peut parler ainsi de « spiritualité sans Dieu » ou de spiritualité sans Esprit (pneuma), mais non pas sans esprit (noùs). Freud dirait que ceux qui arrivent à s’enivrer avec une boisson sans alcool lui ont toujours paru un peu bizarres.

Adhérer à une spiritualité laïque ou à une spiritualité sans Dieu est sans doute vouloir se donner du sens, sans se référer à ce qui donne en effet une bizarrerie ? Pourquoi appeler cela du vin, quand ce n’est plus que de la limonade? En réalité, il ne s’agit pas seulement d’une « bizarrerie » comme le dit Freud, mais d’un choix : le choix d’une fermeture ou d’un refus de tout ce qui pourrait transcender notre « être-pour-la-mort ›› et lui donner un sens plus que biologique, sociologique ou philosophique. Pour les anciens thérapeutes, la cause de la « chute ›› dans la dualité et dans le monde-pour-la-mort, c’est la fermeture du noûs au pneuma, la fermeture de notre esprit humain à l’Esprit divin ou l’enfermement dans notre finitude, l’identification à nos limites sans ouverture possible à l’infini. La « spiritualité laïque ›› est au christianisme ce que la margarine est au bon beurre, et il s’avère que ce n’est pas le meilleur pour la santé. Un christianisme « allégé ›› se révèle incapable de faire face à la commune angoisse ou torpeur.

Plus que par l’approche sociologique ou par l’approche « polémique ››, je serais davantage tenté par l’approche scientifique, celle d’un Teilhard de Chardin et de son christianisme cosmique propre à « ré-enchanter ›› les écologies contemporaines, ou celle d’un Alexandre Ganoczy qui tente de faire dialoguer christianisme et neurosciences. Il y a aussi l’approche philosophique, celle d’un phénoménologue comme Michel Henry dans ses derniers ouvrages sur « l’Incarnation ›› et les « Paroles du Christ ». Mais, dans ce domaine, je resterai fidèle à mes anciens amours les philosophes russes Soloviev et Berdiaev, qui proposaient en leur temps « un christianisme de liberté et de créativité, plus que d’autorité et d’institution›› : c’est l’intuition que, par leur liberté créative, les humains constamment se transcendent, se dépassent, s’élèvent, et que s’ils n’aiment pas la liberté, s’ils la craignent, c’est qu’elle est héroïque.

La liberté, c’est la vie même du Christ en nous. Son nom, Yeshoua, ne veut-il pas dire « Celui qui libère, Celui qui sauve, Celui qui nous fait respirer au large » (iesha en hébreu) ? La liberté – tout comme la vie, l’amour et la conscience – est la présence de Dieu dans l’humain. C’est cette vie, cette conscience et cet amour que le chrétien est appelé à incarner aujourd’hui, à la suite du Christ.

C’est encore ce que Soloviev indique en parlant de « théandricité ›› ou d’humano-divinité. En effet, il n’y a pas de Dieu sans l’être humain et pas d’humain sans Dieu. Cette affirmation est le propre même du christianisme qui – à partir de l’expérience de l’incarnation – devrait nous délivrer de tous ces clivages et dualismes qui nous empoisonnent, entre matérialisme et spiritualisme, vie éternelle et vie temporelle… Il n’y a pas d’autre réalité que la Réalité, que celle-ci se manifeste de façon « grossière ›› ou de façon « subtile ».

Dans le christianisme, le ciel et la terre découvrent leur unité indissociable. À travers nos conflits et nos affrontements, il s’agit en effet de découvrir que nous sommes faits pour des noces et non pour la guerre. Le kaos (chaos) à travers le logos (conscience) et le pneuma (souffle d’amour) sont appelés à devenir cosmos (harmonie). Tous ces thèmes ont été repris et développés ces dernières années par ce grand penseur que fut Raimon Panikkar, dans sa « cosmothéandrie ››.

Il ne s’agit pas de répéter ce que ces philosophes, sophiologues et autres penseurs ou théologiens marqués par Soloviev, ont très bien dit, même si leurs œuvres n’ont reçu qu’un faible écho dans le débat contemporain. Je me livrerai en revanche à une tâche plus modeste, une approche qu’on pourrait qualifier d’« évangélique ». Être chrétien, en effet, n’est-ce pas d’abord tenter de vivre l’Évangile prêché et vécu jusqu’au bout par Yeshoua à Jérusalem – le lieu où il a vécu sa passion, est mort et est ressuscité ? N’est-ce pas essayer d’incarner les recommandations communiquées par cet « homme innombrable ››, irréductible à toute «récupération » et à toute « fixation » ? «Il passait dans le monde en faisant le bien ››, nous disent les Actes des apôtres (10, 38). Il est « le grand passant ›› qui illumine de sa bonté et de sa beauté tout ce qu’il rencontre…

Plus encore que philosophique ou scientifique, mon approche sera donc «philocalique ››, inscrite dans la mystique de l’Église orthodoxe. Car il m’importe de célébrer autant que de penser, et de rendre grâce pour les grandeurs et les beautés qui ont été semées dans le monde par le Christ et ses disciples. N’est-ce pas, plus que la technique et l’économie, « la beauté qui sauvera le monde » (Dostoïevski) ? N’est-ce pas la louange autant et plus que la raison qui nous rend véritablement humains ?

Je me laisserai guider par cette parole d’Angelus Silesius et de la mystique rhénane : « Que m’importe que le Christ soit né il y a plus de 2000 ans, si aujourd’hui il ne naît pas en moi ? ›› sinon, il reste un «objet » historique – intéressant certes, mais «extérieur » à ma vie.

Être chrétien alors, ne serait qu’avoir pour guide un personnage, un « maître vénéré ›› du passé, mais non une présence vivante et vivifiante, une présence constante et éclairante, une Présence patiente et aimante, une Présence toujours « ouverte ›› et libératrice. Un Christ sublimé peut-être, comme tant de sages, de saints et de mystiques, mais un Christ mort et enterré, pas un Christ vivant (ressuscité) – Vie de ma vie, Lumière de ma conscience, Cœur de mes amours, Espace infini au milieu de mes contingences.

Le christianisme est-il remémoration d’un Dieu mort, objet du passé, ou anamnèse du Dieu vivant au centre de l’être humain ? Il est un « Je suis ››, toujours présent, toujours lucide et aimant, qui continue à « passer dans le monde en faisant le bien ». Être chrétien, ce n’est pas croire à la souffrance rédemptrice d’un homme d’il y a deux mille ans, mais éprouver – dans son propre corps – l’amour qui n’est « toujours pas aimé ››, l’amour bafoué, calomnié, toujours crucifié. Lorsqu’il s’incarne véritablement en nous, cet amour nous ouvre les bras, nous rend à la fois invincibles et vulnérables, car nul ne peut nous empêcher d’aimer. Comme Lui, avec Lui, en Lui nous sommes libres : « Ma vie, on ne me la prend pas, c’est moi qui la donne ›› (Jn 10, 18), « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34).

Certes, nul ne peut nous empêcher d’être blessés par la violence, la méchanceté, la persécution qui, à certains moments, nous entourent, nous accablent, nous meurtrissent, parfois même nous tuent. Mais l’amour qui est en nous « sauve notre humanité ››, nous garde dans notre dignité d’êtres humains : « Je suis ››. Ce n’est pas la souffrance qui nous « sauve ››, mais la vie, l’amour, la lumière, au cœur de la souffrance.

Être chrétien aujourd’hui, c’est ne pas souffrir en vain, c’est être capable de faire de la souffrance et de la mort des « actes sacrés ›› (c’est l’étymologie du mot sacrifice, sacra facere). C’est demeurer libre, «vivant» dans les situations les plus étouffantes. N’est-ce pas ainsi s’approcher de l’expérience de Paul et des premiers disciples : « pour moi vivre, c’est le Christ ›› (Ph 1, 21), « ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20) ? Un chrétien, comme le disent les anciens, n’est-il pas depuis son baptême « un autre Christ ››, un alter Christus, une «incarnation de surcroît ›› ? Un chrétien actualise et incarne aujourd’hui les « qualités divines ›› que Yeshoua incarna en son temps : la vie, la conscience l’amour.

Yeshoua ne dit-il pas à propos de lui-même « avant qu’Abraham fût « Je suis » (Jn 8, 58), « “ Je suis“ est le chemin, la vérité, la vie » (Jn14 6) ? N ajoute-t-il pas « là où est « Je suis », je veux que vous soyez aussi ›› (Jn 14, 3) ? « Je suis» – ego eimi – est le nom divin révélé à Moïse dans le buisson ardent. C’est cette présence de « l’être qui est ce qu’il est ›› (eyeh asher eyeh) et de toutes ses qualités au cœur de notre buisson d’humanité, que le Christ « réalise » et que tout être humain autant que tout chrétien est appelé à réaliser. Ainsi, être chrétien, aujourd‘hui comme hier, consisterait à « laisser être » (gelassenheit) «Je suis » et ses qualités, en chacun de nous.

Être chrétien, c’est être « vivant ›› de la Vie même de « Celui qui est Vivant ›› ; C’est être conscient de la conscience même de « Celui qui est la Lumière ››. C’est être aimant de l’amour même de « Celui qui est Amour inconditionnel et infini ››. Être chrétien, c’est être libre, de la liberté même de «Celui qui est incréé au-delà de toutes formes et de toutes limites ››. Être chrétien, c’est être Dieu ou plutôt « humain-Dieu ››, « Dieu-humain ››, comme le disaient Soloviev et Berdiaev à la suite de Grégoire de Nysse, de Maxime le Confesseur et de tous les Pères de l’Église.

Le programme pourrait sembler impossible, insensé, présomptueux, s’il s’agissait de le réaliser avec notre volonté propre et non avec la grâce de Celui qui nous l’a inspiré. La grâce nous fait découvrir que ce qui nous est demandé d’être, c’est ce que nous sommes : le réel qui est vie, conscience, amour. Que pourrions-nous être d’autre ? Dieu n’est pas « objet » de connaissance et d’amour, un être extérieur à notre connaissance et à notre amour. Il est la Présence même par laquelle nous connaissons et nous aimons.

Connaître Dieu, c’est participer à sa Présence (son Énergie). Voir Dieu, c’est être vision (étymologie du mot theos). Voir Dieu ce n’est pas voir « quelque chose ››, c’est voir la non-choséité (no-thing), c’est devenir voyant ; c’est voir comme Il voit et ll voit que cela est beau. Voir Dieu, ce n est pas voir un être ou un objet sublime, c’est être la Lumière qui nous permet de voir.

Si on s’exerce à la métanoïa, au « retournement de l’attention ››, il faut se poser la question : « qui » voit Dieu ? et non pas « quel Dieu » voit-on ? Qu’est-ce qui voit Dieu en moi ? Seul Dieu peut connaître Dieu, seul l’lnfini peut connaître l’Infini. On comprend alors la parole de Maitre Eckhart : « L’œil par lequel je vois Dieu, est l’œil par lequel Dieu me voit ››. L’œil par lequel « Dieu me fait voir ››, n’est-ce pas l’oeil du cœur ? quand celui-ci est habité ou participe à la vie, à la lumière et à l’amour ? Si nous n’étions pas l’infini, comment pourrions-nous connaître l’infini ? Si nous n’étions pas la vie, comment pourrions-nous être vivants ?

L’Être n’est pas « un en dehors » de nous, ni « objet » lointain ou inaccessible : nous sommes l’être. La conscience n’est pas en dehors de nous, un éveil lointain ou inaccessible : nous sommes la conscience. La vie n’est pas en dehors de nous, une vie extraordinaire, sublime, inaccessible : nous sommes la vie. L’amour n’est pas en dehors de nous, un amour merveilleux, lointain inaccessible : nous sommes l’amour.

Et pourtant l’amour nous manque. La vie, la conscience, l’Être, nous manquent. Tout nous est donné, mais nous n’avons rien reçu. « Il vient chez les siens, les siens ne le reçoivent pas » (Jn 1, 11). Peut-être s’agit-il d’abord d apprendre à « recevoir ››, recevoir la vie comme un don, la conscience comme un don, l’amour comme un don. « Ceux qui Le reçoivent deviennent enfants de Dieu ›› (Jn 1, 12), il se reconnaissent « engendrés ›› par la vie, la conscience et l’amour. L’expérience que tout nous est donné, c’est l’expérience de la gratuité qui répond à la gratitude, à la grâce d’être. C’est dans cette gratitude, qu’ayant tout reçu, nous devenons capables de tout donner, capax dei, capables de Dieu…

Recevoir, donner… En réalité ce mouvement est sans fin. Il est la dynamique même du désir qui est l’expression non pas d’un manque, mais d’une plénitude qui ne saurait s’autosatisfaire de ce qu’elle possède. Je sais ce que je sais, je sais mieux tout ce que j’ignore. Je suis ivre moins des alcools qu’il m’a été donné de boire que du vin doux que je n’ai pas encore bu… Dieu ne comble jamais notre désir, il le creuse plutôt, il le maintient dans l’ouvert et l’infini. Tout s’accomplit, mais rien n’est jamais achevé. Marcher, c’est se tenir dans l’ouvert. C’est, comme le dit si bien Grégoire de Nysse, aller « de commencement en commencement vers des commencements qui n’ont jamais de fin ››.Jean-Yves Leloup  La Chair et le Souffle

Revue internationale de théologie et de spiritualité Volume 10, n° 1 (2015) NOVALIS

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Publié par Cristalyne 07 Juillet 2018 Colonne de feu 2